La lyrique profane galaïco-portugaise

I. Préliminaires
 
L’appellation conventionnelle de poésie troubadour galaïco-portugaise désigne une manifestation culturelle qui s’est développée pendant un siècle et demi, du dernier tiers du XIIe siècle au milieu du XIVe siècle, dans les royaumes occidentaux de la Péninsule. Il s’agit d’un phénomène culturel qui surgit et se développa essentiellement dans les milieux seigneuriaux et aristocratiques comme divertissement pour cette élite sociale.
Il faut tenir compte du fait qu’aujourd’hui, presque huit cents ans après la période de plus grande splendeur de la lyrique des troubadours, nous rencontrons quelques difficultés dans l’interprétation de son héritage très riche : les erreurs inhérentes à l’écriture des scribes, les lacunes et les distorsions causées par les vicissitudes subies par les témoignages manuscrits au cours des siècles, ou le langage même des cantigas, qui contient des archaïsmes lexicaux, morphologiques et structurels, sont autant de facteurs entravant sa compréhension.
Il existe par ailleurs d’autres difficultés de nature plus subtile. La société et l’idéologie féodale reflétées dans les textes des troubadours sont très éloignées des paramètres idéologiques, sociaux et culturels qui régissent actuellement le monde occidental, fondamentalement urbain. En d’autres termes, nous pouvons parler d’une distanciation esthético-conceptuelle. Pour nous, qui voyons l’originalité artistique à travers un prisme encore romantique privilégiant l’individualité à outrance et la rupture vis-à-vis du passé, il peut s’avérer difficile d’apprécier une esthétique basée sur la variation et la modulation à partir de thèmes et de structures nécessairement tirés de la tradition. Habitués que nous sommes à la succession ou à la cohabitation de plus en plus vertigineuse de mouvements artistiques et de goûts esthétiques, il n’est pas facile pour nous de concevoir qu’une école poétique puisse rester en vigueur pendant plusieurs siècles.
Il faut également rappeler que les cantigas des troubadours n’étaient pas conçues pour être lues, mais chantées au son d’instruments de musique, devant le public assistant aux représentations. Le spectacle dans lequel étaient interprétées les cantigas profanes était plus proche d’un concert de musique de chambre ou de musique populaire que d’un recueil de poésie destiné à la lecture privée.
 
 
II. Poésie en galicien
 
Dans une perspective contemporaine, il semble logique que, dans les cours royales portugaises d’Alphonse III et de son fils Denis Ier (seconde moitié du XIIIe siècle et premier quart du XIVe siècle), le langage poétique des troubadours fût la langue romane occidentale, née sur territoire de l’ancienne Gallaecia, le galicien, également appelé conventionnellement galaïco-portugais. Or, il est frappant de constater qu’à la même époque, le galicien était la langue poétique des cours de Séville et de Tolède du roi Alphonse X le Sage, le plus grand mécène de l’école des troubadours au moment de son apogée, lui-même poète profane en galicien et promoteur des Cantigas de Santa Maria, également composées dans cette langue.
Lorsque l’influence de la poésie troubadour occitane se fit sentir dans les cours occidentales de la Péninsule, elle adopta le galicien comme langue véhiculaire. Peut-être pour une raison géopolitique, car l’époque à laquelle la nouvelle poétique des troubadours vit le jour dans les royaumes occidentaux de la Péninsule correspond aux trois dernières décennies du XIIe siècle et aux premières années du XIIIe. Le Royaume de Galice-et-León et le royaume de Castille étaient alors encore des entités indépendantes et même concurrentes. La haute noblesse galicienne, avec les Traba en tête, ainsi que l’archevêché de Compostelle, avaient et continuaient d’avoir un poids décisif dans les grandes décisions concernant la monarchie. L’événement le plus significatif fut le couronnement comme roi de Galice, dans la cathédrale de Saint-Jacques-de-Compostelle, de son candidat Alphonse VII, face aux aspirations du roi aragonais Alphonse le Batailleur, soutenu par la noblesse castillane. L’influence politique des Traba se poursuivit sous les règnes de Ferdinand II et d’Alphonse VIII de Galice-et-León (IX de Castille), tous deux élevés et éduqués par des membres de cette famille1.
La langue de la cour du Royaume de Galice, du Royaume de León et plus tard du Royaume de Galice-et-León n’était pas la variante romane parlée au centre de la Péninsule castillane, mais plutôt l’ensemble des variantes géographiques romanes occidentales qui allaient s’avérer totalement perméables dans le territoire de l’ancienne Gallaecia. Il semble donc logique de supposer que la langue des manifestations littéraires, qui faisaient les délices des habitants de ces cours, était la même que celle de leur vie quotidienne, c’est-à-dire le roman né dans ce territoire occidental. Le fait que Compostelle fut une ville privilégiée, en tant que siège de la curie civile sous les règnes de Ferdinand II et d’Alphonse VIII (IX de Castille), allait contribuer aussi à expliquer que les premières manifestations lyriques s’expriment en galicien et que, plus tard, leur évolution se produise dans cette langue2.
Un autre argument d’ordre littéraire qui va dans le même sens : sur ces territoires d’arrière-garde, sûrs du point de vue militaire, il existait déjà, avant l’arrivée de la nouvelle poétique troubadour, une école poétique-musicale autochtone, dont la production était régie par des lignes directrices thématiques et formelles très similaires à celles des cantigas de amigo parallélistes arrivées jusqu’à nos jours. Giuseppe Tavani (2004) parle d’une « Provence hispanique » et défend l’existence, au XIIe siècle, autour de la ville de Compostelle, d’une école de poètes galiciens formés à la rhétorique qui cultivaient leur propre genre de création. Il ne faut pas oublier que les premières manifestations de la lyrique romane survinrent dans un contexte culturel où la littérature médio-latine de la Galice produisait des œuvres aussi significatives que le Codex Calixtinus ou Historia Compostellana ; à cette même époque, dans le domaine de l’art, le Portique de la Gloire (1188) était achevé, pendant que l’art roman se répandait.
Les conditions de production, de diffusion et de mécénat ayant véhiculé cette lyrique pré-troubadour vigoureuse furent idéales pour que la nouvelle poétique courtoise des troubadours étrangers circulât également par ces mêmes canaux (Brea 1994 ; Tavani 2004). Exemple du prestige que notre école de poésie autochtone pré-troubadour s’était déjà forgé à cette époque : le troubadour occitan Raimbaut de Vaqueiras utilisa le galicien, ainsi que d’autres langues fortes d’une tradition littéraire prestigieuse, comme le français, l’occitan ou italien, dans une composition multilingue3 datée d’environ 1200 et donc chronologiquement contemporaine des cantigas les plus anciennes transmises par les grands chansonniers galaïco-portugais.
En 1230, le Royaume de Galice-et-León et celui de Castille furent définitivement unis sous une seule couronne et, au fur et à mesure que les territoires des royaumes chrétiens s’étendaient vers le sud de la Péninsule, la cour et l’appareil administratif se déplaçaient également vers le centre et l’intérieur de la Péninsule, tandis que la Galice perdait du poids politique et économique.
Dans les premières décennies du XIIIe siècle, jusqu’en 1240, les cours seigneuriales de la Galice et du nord du Portugal, respectivement dominées par les Traba et les Sousa, furent les centres de mécénat du mouvement troubadouresque. Plusieurs de leurs membres étaient des troubadours et leurs cours accueillaient surtout de nombreux auteurs appartenant à la noblesse secondaire. C’est à cette période que furent définis les thèmes et les formules qui allaient régir le genre de la cantiga d’amor. La décennie des années quarante fut fondamentale pour recenser un grand nombre de troubadours et de ménestrels dans le sud de la Péninsule, en raison des guerres d’expansion promues par le Royaume de Castille.
Avec l’ascension d’Alphonse III au trône du Portugal (1248) et d’Alphonse X à celui de Castille (1252), les deux cours devinrent les grands centres moteurs du mouvement troubadour. Dans les milieux auliques lusitaniens, où la prédominance du genre de la cantiga d’amor perdurait, les auteurs étaient pour la plupart portugais et membres de l’aristocratie. À la cour castillane d’Alphonse X, au contraire, il y avait une variété remarquable dans l’origine géographique des troubadours (portugais et galiciens, léonais, castillans, italiens, provençaux), ainsi que dans leur origine sociale (le roi lui-même, les aristocrates, la noblesse secondaire, le clergé, les ménestrels). Dans sa propre cour et dans celle de son fils, Sanche IV, la cantiga d’amor, ayant perdu du poids spécifique, fut remplacée par l’essor des cantigas d’escarnho e mal dizer, qui abordaient sous l’angle de la satire toutes sortes de sujets, dont notamment les expériences personnelles de la vie quotidienne ou les événements politiques et militaires les plus importants. 
Dans sa dernière phase, la manifestation culturelle troubadour fut géographiquement ramenée au territoire portugais. Chronologiquement, elle s’écoula de v. 1300 à 1350, bien que, après la mort de Denis Ier, en 1325, l’activité poétique fut considérablement réduite. Le dernier fief fut la cour de son fils bâtard, Pierre de Barcelos. Dans cette cour, hormis celle du comte lui-même, la seule activité enregistrée est celle d’un troubadour et d’un ménestrel alors que les cantigas d’escarnho dominent. L’héritage le plus important du comte Pierre était lié à son rôle de compilateur de la production poétique de l’école troubadour galaïco-portugaise, car la plupart des cantigas, qui nous sont parvenues, provenaient de copies réalisées à partir d’un chansonnier, dont il fut l’incitateur au milieu du XIVe siècle et qui est souvent associé au Livro das Cantigas mentionné dans son testament et attribué au roi Alphonse XI de Castille.
 
 
III. La poésie profane. Les genres
 
La production poétique profane de l’école troubadour galaïco-portugaise relève, en grande partie, des trois genres les plus connus : les cantigas de amor, les cantigas de amigo et les cantigas de escarnio e maldizer. Les deux premiers traitent de thèmes amoureux, tandis que le dernier a une intention satirique et burlesque. Plusieurs centaines de cantigas de chacun de ces genres ont été conservées. Elles avaient, en principe, une fonction fondamentalement ludique (voir Tavani 1986 : 83-239).
Dans les premières pages de Cancioneiro da Biblioteca Nacional de Portugal (B), le passage Arte de trobar, très fragmenté, inclut quelques courts chapitres sur les genres poétiques. La distinction qu’il établit entre les cantigas de amor et les cantigas de amigo, les deux genres ayant un thème amoureux, réside exclusivement dans la voix poétique, masculine pour celles de amor et féminine pour celles de amigo
 
Les cantigas de amor
 
Les cantigas de amor constituent une modalité poétique de l’école galaïco-portugaise qui s’inscrit dans ce que les critiques appellent le « canto cortés4 ». Né dans et pour le milieu aristocratique, le canto cortés s’articule autour de ce qui est appelé la métaphore féodale, c’est-à-dire l’interprétation de la relation amoureuse comme une transition du lien réciproque qui s’établit entre un vassal et son seigneur féodal. Cette modalité poétique du canto cortés est née et a triomphé d’abord dans les cours seigneuriales d’Occitanie au début du XIIe siècle, puis dans d’autres cours européennes de France, d’Allemagne, d’Italie et de la Péninsule ibérique, où il y avait déjà des bourgeons poétiques autochtones sur lesquels elle est venue se greffer.
Le trait le plus déterminant des cantigas de amor est sans doute le fait que le sentiment véhiculé n’est pas réciproque. Contrairement au seigneur qui s’engage à protéger le vassal et à lui correspondre (fazer ben) pour les services rendus, la dame dont l’amour est mendié (la senhor, non faz ben) ignore le poète amoureux qui la serve et ne l’accepte pas comme son vassal. C’est la cause, pour lui, d’immenses souffrances (coita) qui l’entraînent inéluctablement vers une mort feinte et poétique, en contraste évident avec la joie de la poésie occitane (joi), où l’engagement amoureux de la dame est une variante relativement fréquente. Il s’agit par ailleurs aussi d’un coup de foudre, qui bouleverse le poète dès l’instant où il contemple la beauté de la femme, vient ensuite le topos classique d’Ovide, largement diffusé par André le Chapelain et son œuvre De amore, le « traité » par excellence de cette poésie amoureuse. Le schéma voir = aimer = souffrir/mourir est le plus élémentaire et commun à la grande majorité des cantigas de amor, qui traitent, partant de différentes combinaisons, doses et répartitions, une série de thèmes généraux d’usage obligatoire et dans une perspective toujours hyperbolique qui les magnifie : un amour forcé né du premier regard porté à une femme dont la beauté est ineffable ; un amour impossible et non partagé, occulté à la dame même qui en est l’origine, aggravé par la distance et l’impossibilité de voir la bien-aimée et de pouvoir lui parler, il en résulte d’immenses souffrances, des douleurs morales, qui mènent à la mort. Il existe, par ailleurs, une autre figure récurrente des cantigas de amor : le paradoxe, et plus concrètement l’idée du bien comme origine du mal.
La poétique médiévale, et notamment celle des cantigas de amor, se développe de deux manières. Lorsqu’ils utilisent les thèmes et motifs exigés par la tradition, tous les troubadours contribuent au renforcement du paradigme. Nous pouvons donc affirmer que les plus de six cents cantigas de amor constituent un macrotexte élaboré entre tous les auteurs qui ont cultivé ce genre, pour finalement obtenir un isomorphisme générique (Tavani 1986 : 96-104) qui, lors d’une lecture superficielle, pourrait entraîner une sensation de monotonie.
Pourtant, l’originalité et l’individualité poétique sont également recherchées, dans une plus ou moins grande mesure, par le traitement de variations et de modulations de nuances dans les sujets imposés par la tradition (Zumthor 1972 : 79-82). Le troubadour de Pontevedra Paai Gomez Charinho, par exemple, aborde de manière très personnelle le sujet imposé des peines d’amour, en établissant une comparaison entre celles-ci et les souffrances endurées en mer, les peines de la mer qu’il a connues, lui qui était amiral5.
 
Les cantigas de amigo
 
Les thèmes généraux des cantigas de amigo6 portent sur l’amour (réciproque, mais pas toujours), les obstacles à cet amour (la séparation, l’interdiction), les sentiments multiples associés à un rendez-vous amoureux convenu, déjà savouré ou manqué ; la joie et l’attente que procure l’arrivée imminente de l’amant ; le doute, la peur ou la colère en cas de retard ou de délaissement ; la joie de se rencontrer ; la jalousie ; l’infidélité redoutée ; la peur de la rupture ; mais aussi le désir érotique et la conscience féminine de sa propre sensualité.
La critique distingue généralement deux types de cantigas de amigo : d’une part, celles de style courtois, dont la figure principale est une femme victime de coita (peines) d’amour,  qui constituent « l’envers du miroir des cantigas de amor » (Tavani 1986 : 139) car elles traitent de thèmes et utilisent des styles spécifiques à ce genre. Et, d’autre part, les cantigas de amigo d’un style vulgarisateur qui sont un exemple de la poésie aulique pré-troubadour. Ces dernières se caractérisent par l’utilisation de structures strophiques présentant un parallélisme littéral lié à la procédure de leixa-pren (parallélisme) en enchaînant les motifs et les strophes, ainsi que par la reformulation savante de certains thèmes tirés de la tradition orale populaire.
Certaines de ces cantigas témoignent de l’utilisation d’une symbolique herméneutique complexe basée avant tout sur certains éléments de la nature (la fontaine, le cerf, etc.), dont la connotation symbolique associée au pouvoir fécondant et générateur de vie remonte aux temps préhistoriques de l’humanité. Il faudra des siècles avant que l’Église n’éradique cette expérience panthéiste et païenne de la nature, très vivante dans la culture populaire médiévale. Dans la plupart des cas, elle a réussi à peine à christianiser les rites et les lieux de cultes païens. Cela se reflète dans une modalité spécifique de cantigas de amigo, celles appelées cantigas de romaría ou cantigas de santuario, où le pèlerinage n’est qu’un prétexte à un rendez-vous amoureux et qui avaient probablement une fonction de propagande pour les sanctuaires expressément mentionnés dans les textes. Certaines cantigas des ménestrels de la ría de Vigo en sont un clair exemple : la célèbre cantiga Sedia-m’eu na ermida de San Simion de Meendinho, les cantigas Eno sagrado, en Vigo et Mia irmana fremosa, treides comigo de Martin Codax, ou les cantigas de Joan de Cangas, où le sanctuaire est explicitement décrit comme le lieu idéal pour que les deux amants puissent aver lezer (s’amuser).
 
Les cantigas de escarnio e maldizer
 
Dans la cantiga susmentionnée Arte de trobar du chansonnier B, une distinction théorique s’établit entre les cantigas de escarnio et les cantigas de maldizer7. Les deux genres ayant l’intention commune de « dizer mal de alguén » (dire du mal de quelqu’un), les cantigas de escarnio sont celles qui utilisent des « mots couverts » et donc « deux manières de les comprendre », en se basant sur les différentes procédures de l’aequivocatio (équivoque) pour jouer avec les doubles sens. Au contraire, les cantigas de mal dizer utilisent des mots directs, dénués de double sens, pour la moquerie et la satire. L’on ne retrouve toutefois pas cette distinction théorique rigide dans la réalité des chansonniers, où de nombreuses cantigas combinent un langage référentiel avec des significations voilées et où de nombreuses cantigas sont classées dans certaines rubriques telles que d’escarnh’e de maldizer. Dans la poétique de ce genre, l’ironie et le sarcasme atteignent parfois des sommets magistraux.
Selon l’intention de la satire et les sujets abordés, les cantigas de escarnio e maldizer sont généralement regroupées en quatre modalités : la satire politique (contre la trahison du seigneur légitime ; l’ingérence active de la hiérarchie ecclésiastique dans les affaires civiles ; l’extrême lâcheté au combat de certains nobles et chevaliers, ou les mauvaises pratiques des favoris du roi, entre autres sujets) ; la satire sociale, personnelle et des coutumes (contre la mesquinerie et l’avarice ridicule des riches ; contre la rareté ou l’avarice des nobles ; contre le renoncement à défendre le lignage pour venger un enlèvement ; sur la sexualité vue sous les prismes déformants de l’excès, du manque ou de la déviation, entre autres) ; la satire littéraire (les attaques entre troubadours ou contre des ménestrels qui ne savent pas mesurer les vers, qui ont chanté ou joué faux, par exemple) ; et la satire morale (une critique générale contre la perte des anciennes valeurs et la décadence du monde actuel). 
Dans la plupart des cantigas de escarnio, l’intention ludique prévaut. Dans de nombreux autres cas, elles sont le miroir déformant de comportements répréhensibles dans lequel les personnes réelles n’aimeraient pas se voir reflétées. Les satires politiques sont utilisées comme de véritables armes pour discréditer l’ennemi ou ridiculiser certains comportements inappropriés ou déloyaux.
 
Autres genres poétiques
 
À ces trois genres majeurs viennent s’ajouter d’autres cantigas qui, par leur thème ou leur forme, nous renvoient à d’autres modalités poétiques plus couramment cultivées dans d’autres littératures médiévales européennes. Il arrive cependant que dans la plupart des cas ces compositions soient adaptées aux conventions formelles de certains des genres les plus représentés. En effet, sur les cinq lais qui traitent de sujets concernant la Bretagne, trois sont construits à l’image des cantigas de amor et deux à l’image des cantigas de amigo. Il en va de même, par exemple, de Quisera vosco falar de grado de Denis Ier ou de Sedia la fremosa seu sirgo torcendo d’Estevan Coelho, qui, tout en étant une chanson de malmariée pour la première et une chanson de toile (la fille occupée à des travaux de couture) pour la seconde, sont aussi des cantigas de amigo et, en tant que telles, incluses dans les chansonniers. 
Il existe d’autres modalités poétiques cultivées dans d’autres traditions littéraires médiévales qui trouvent également une représentation modeste dans la lyrique galaïco-portugaise. C’est le cas de la pastorale (dans laquelle un chevalier, chemin faisant, rencontre une bergère à laquelle il demande de lui accorder ses faveurs), du pranto (composition à l’occasion de la mort et des funérailles d’un personnage très important), de la cantiga encomiastique (qui fait l’éloge d’un roi pour certaines de ses conquêtes) ou du descort (dont l’irrégularité métrique intentionnelle exprime l’inquiétude de l’âme du protagoniste).
Un chapitre de l’œuvre Arte de trobar de B est dédié à la tençon, qui y est définie comme une modalité poétique dans laquelle deux troubadours discutent, tout en indiquant que le sujet de ces discussions peut être d’amor, d’amigo ou d’escarnio. Dans la réalité des chansonniers, la grande majorité des tensons traitent de sujets moqueurs et apparaissent incluses dans la section correspondant à ce genre. Il existe cependant des compositions dans lesquelles deux troubadours débattent de questions amoureuses et qui peuvent être considérées comme des adaptations de la modalité poétique occitane du partimen ou joc partit.
L’Arte de trobar de B décrit encore une cantiga de seguir. Plus qu’un genre, il s’agit d’un procédé de composition qui consiste justement à réutiliser des éléments textuels, mélodiques ou structurels d’une composition étrangère servant de point de départ8.
 
 
IV. La poésie profane. Aspects formels
 
D’un point de vue formel, la poésie troubadour se caractérise par l’isométrie, c’est-à-dire par la régularité métrique. Les cantigas dont les strophes (ou cobras) finissent par un refrain s’appellent cantigas de refrán, alors que si elles n’en ont pas, elles sont appelées de maestría
La variété des schémas métriques-rythmiques utilisés dans l’ensemble du corpus troubadour est remarquable9: sur un total de 260 combinaisons enregistrées, beaucoup ont été utilisées dans une seule cantiga, tandis que d’autres schémas ont été utilisés dans des dizaines, voire même une centaine de cantigas. Normalement une composition utilise le même modèle de rimes métriques dans toutes les strophes.
L’importance accordée aux artifices de répétition des mots pertinents par rapport au contenu est une particularité de la poétique de la lyrique des troubadours galaïco-portugais. Certaines de ces procédures, comme le dobre et le mozdobre, décrits dans Arte de trobar, exigent que la répétition se produise deux fois ou plus par strophe, dans toutes les strophes et au même point ou hauteur structurelle. Mais la rigueur littérale de cette norme est rarement respectée et, le plus souvent, les procédures de répétition fonctionnent plutôt en raison de leur intensité que de leur stricte régularité.
Il existe un certain nombre de procédures de liaison interstrophique, comme commencer une strophe en utilisant dans le premier vers la rime du dernier vers de la strophe précédente (cobras capcaudadas), ou utiliser dans le premier vers d’une strophe un mot du dernier vers de la strophe précédente (cobras capfinidas) etc. Ces mécanismes facilitent la mémorisation de l’ordre de succession des strophes, surtout dans les cas fréquents où les mêmes concepts se répètent avec de très légères variations dans toutes les strophes.
 
 
V. Troubadours et ménestrels    
 
Parmi les premiers agents de la manifestation culturelle troubadouresque, il convient de souligner les figures du troubadour et du ménestrel (voir Oliveira 1995 et 2001). Le troubadour, au statut noble (des rois mais aussi de simples chevaliers), est le compositeur du texte et de la mélodie des cantigas. Son éducation est plus ou moins basée sur le système des arts libéraux (Trivium et Quadrivium) courant à l’époque et qui comprenait, entre autres disciplines, la grammaire, la dialectique, la rhétorique et la musique. Dans certaines cantigas, l’influence de la pédagogie scolastique est également perceptible, tant dans la formulation conflictuelle des thèmes que dans le développement de l’argumentation. Dans une certaine mesure, la maîtrise de l’art du troubadour est donc aussi une marque de classe.
Il ne faut toutefois pas oublier que le troubadour, en tant que membre de la noblesse, est avant tout un guerrier, un miles. Nombreux sont ceux qui ont participé activement aux multiples conflits militaires de l’époque, aussi bien à ceux qui opposaient les chrétiens que, fondamentalement, aux guerres sanglantes contre les musulmans. 
Au statut plébéien, le ménestrel, quant à lui, interprète les compositions des troubadours accompagné d’instruments (Lorenzo Gradín 1995). Il est payé en espèces ou en nature (étoffes, nourriture) et il peut être à la solde d’un seul troubadour. Cependant beaucoup de ménestrels s’adonnent aussi à la composition, notamment de cantigas de amigo. Certains ménestrels ont également composé des cantigas de amor, genre aristocratique que les troubadours considèrent comme le leur, ce qui a donné lieu à des controverses qui se reflètent dans de nombreuses cantigas de escarnio. Le cas de Joan Garcia de Guilhade et du ménestrel Lourenço est paradigmatique : le premier attaque le second qui désire être compositeur (troubadour) alors qu’il ne sait même pas jouer de son instrument de ménestrel (une cithare) et il menace de le lui casser sur la tête.
Pour finir, un petit nombre de compositeurs de poésie profane appartiennent à la classe cléricale et, pour cette raison peut-être, ils sont regroupés dans les chansonniers.
Il convient de souligner le mécénat actif exercé par certains grands seigneurs et rois, de véritables agents dynamisateurs du troubadourisme, comme par exemple Alphonse X, avant même son accession au trône en 1252. Ce mécénat a permis la convergence de troubadours d’origines différentes et a favorisé le dynamisme des relations entre eux. Ces relations littéraires sont à l’origine des différents cycles de cantigas dans lesquelles plusieurs auteurs traitent d’un même thème ou personnage (le cycle des nourrices, Maria Balteira, Fernan Diaz, etc.), et des cas fréquents de complémentarité discursive entre les compositions de deux ou plusieurs auteurs qui « dialoguent » entre eux, au point que parfois l’une des cantigas ne peut être comprise sans l’autre. 
 
 
VI. La tradition manuscrite de la poésie profane. Témoignages et constitution
 
Même si la tradition manuscrite de la poésie profane galaïco-portugaise est unitaire et que les témoignages conservés sont rares, tant pour leur caractérisation précise que par rapport au processus de constitution de la tradition, il reste encore des questions importantes à résoudre.
 
Témoignages
 
La poésie profane galaïco-portugaise nous a été transmise par trois chansonniers, ainsi que par plusieurs fragments plus modestes.
Le Cancioneiro da Ajuda (A) est un codex en parchemin réalisé entre la fin du XIIIe et le début du XIVe siècle, époque à laquelle l’école des troubadours était encore active. Il contient 310 cantigas de amor. Conservé dans la bibliothèque du Palácio da Ajuda à Lisbonne (sans cote), il a été relié avec le Livro de linhagens do Conde don Pedro. Pour des raisons historiques et de fortune complexes, il comporte 88 feuillets. Il s’agit vraisemblablement d’un volume inachevé en raison de différentes circonstances et de lacunes matérielles : il contient de nombreuses enluminures à différents stades d’élaboration, certaines sont conclues, d’autres simplement esquissées, et beaucoup d’entre elles n’ont pas été commencées ; des espaces sont réservés pour la notation musicale, mais la copie de celle-ci n’a même pas été entamée ; il manque les rubriques concernant la paternité de l’œuvre ; et il se termine brusquement au milieu d’un vers et au milieu d’une colonne.
Le Cancioneiro da Biblioteca Nacional (B), conservé à la Bibliothèque nationale du Portugal sous la cote COD 10991, également connu sous le nom de Cancioneiro Colocci-Brancuti, est composé dans son état actuel de 355 feuillets en papier. C’est le recueil de chants qui a transmis le plus grand nombre de cantigas, près de 1560. Sa copie a été commandée en Italie, dans la curie papale, par l’humaniste Angelo Colocci, au début du XVIe siècle. Six copistes ont participé à sa préparation. Il est considéré comme un manuscrit de travail destiné à l’usage personnel de Colocci, car il a lui-même introduit de sa propre main la numérotation des cantigas ainsi que de nombreuses rubriques attributives et explicatives et d’autres annotations métriques, linguistiques ou littéraires, tout en copiant, sur les premières pages, une partie de l’Arte de Trobar cité précédemment.
Le Cancioneiro da Vaticana (V) est conservé dans la Bibliothèque qui lui donne son nom, à Rome, avec la cote Vat. Lat. 4803. Il s’agit d’un livre en papier contenant environ 1200 cantigas copiées par une seule main. Il est étroitement lié à B et, malgré les différences, il est très probable que les deux chansonniers fussent copiés en même temps sous la supervision d’Angelo Colocci, à partir du même exemplaire divisé en cahiers (copie alla pecia), circonstance qui expliquerait en partie ses lacunes, outre la grande lacune initiale (acéphalie) signalée dans les détails par une note de Colocci. 
Le Cancioneiro da Bancroft Libray (K) est un descriptus de V, une copie assez fidèle (bien qu’elle rajoute des erreurs à celles déjà présentes dans l’original) réalisée entre la fin du XVIe et le début du XVIIe à Rome. Découvert à Madrid en 1857 par Francisco A. de Varnhagen, dans la bibliothèque « de um grande de Hespanha », il a disparu pour réapparaître en 1983 parmi les volumes acquis par la Bibliothèque Bancroft de l’Université de Californie (Berkeley), où il est actuellement conservé sous la cote BANC MS UCB 143 v. 131. 
Quant aux fragments partiels, nous ferons référence en premier lieu, en raison de leur importance capitale, aux parchemins Vindel et Sharrer.
Le Pergamiño Vindel (N) est un bifolio en parchemin, contemporain de l’activité des troubadours, qui constitue un témoignage très important dans le processus de transmission de notre lyrique profane médiévale. Depuis sa découverte au début du XXe siècle, il est le seul manuscrit conservé qui, outre le texte des compositions (sept cantigas de amigo du ménestrel Martin Codax), transmet aussi la mélodie de six d’entre elles. Il est conservé à la Morgan Library & Museum de New York, sous la cote M 979.
Le Pergamiño Sharrer (T), découvert en 1990 dans la Torre do Tombo à Lisbonne, transmet en partie, en raison de son état de détérioration, le texte et la mélodie de sept cantigas de amor du roi D. Denis. Pour la première fois, les musicologues ont disposé de matériel leur permettant de comparer aussi du point de vue musical les cantigas de amor et celles de amigo. Il est conservé à Torre do Tombo, Lisbonne (Fragments. Caixa 20, nº 2 [Casa Forte]).
Les Lais de Bretanha (L) sont un témoignage composé de trois feuillets insérés dans un volume, sous la cote Vat. Lat. 7882 de la Bibliothèque Vaticane. Il contient les textes des cinq lais de Bretagne, également recueillis au début de B.
Les sigles M et P font allusion à deux versions d’une tenson entre Alphonse Sánchez et Vasco Martins de Resende conservées respectivement à la Bibliothèque nationale de Madrid (f. 25rº du volume MS 9249) et à la Bibliothèque municipale de Porto (MS 419). Il existe un exemplaire de la première dans la même Bibliothèque nationale (fol. 72r du volume MSS 3267).
Outre les manuscrits mentionnés, est aussi conservée la Tavola Colocciana (C), un catalogue d’auteurs dressé par Angelo Colocci et qui correspond, très probablement, à l’index de B au moment de sa copie. Il se trouve aujourd’hui à la Bibliothèque vaticane dans un volume portant la cote Vat. Lat. 3217. Lat. 3217.
 
Constitution de la tradition
 
La première étape du processus de tradition manuscrite10 serait hypothétiquement constituée de rouleaux ou de feuilles volantes contenant un petit nombre de compositions d’un seul auteur. Les chansonniers individuels étaient élaborés à partir de la copie de plusieurs de ces feuilles volantes ou de rouleaux contenant des compositions d’un seul auteur. Divers recueils collectifs, de plus ou moins grande envergure ont été produits en copiant et en organisant plusieurs de ces recueils individuels. Des traces de l’existence des uns et des autres (comme un chansonnier de chevaliers, un chansonnier de ménestrels galiciens ou un chansonnier de Joan Airas de Santiago, entre autres, aujourd’hui perdus) sont encore perceptibles dans les chansonniers qui nous sont parvenus.
La tradition manuscrite de la poésie profane galaïco-portugaise remonte en dernière instance à un chansonnier collectif aujourd’hui perdu, qui constituerait l’archétype (ω) de toute la tradition. Ce chansonnier rassemblait les cantigas de nobles troubadours, classées chronologiquement et regroupées par genre. Il est probable que le Cancioneiro da Ajuda, qui ne contient que des cantigas de amor, soit assez proche, avec quelques rajouts, de ce qui devait être la première section de ce chansonnier primitif égaré. Plus tard, lorsque le phénomène des troubadours s’est pratiquement éteint, vers 1350, le comte Don Pedro de Barcelos a promu un recueil exhaustif de cantigas, qu’Oliveira a appelé « Compilação Geral » et qui est probablement le Livro das cantigas cité dans le testament du comte. Cette compilation correspondrait au sous-archétype α, proposé par Giuseppe Tavani (voir ci-après). L’analyse interne des chansonniers conservés permet de déduire que cette compilation générale constitue un deuxième niveau dans le processus de tradition manuscrite. Il rassemble le matériel de l’archétype, et y ajoute de nouveaux matériaux copiés d’autres chansonniers individuels et collectifs, mais en abandonnant les critères sociologiques, chronologiques et de division par genres qui ont guidé les premiers recueils. Près de deux siècles plus tard, vers 1525, une copie de ce recueil, ou peut-être le chansonnier original, aujourd’hui perdu, a été apportée à Rome dans un état déjà incomplet et deux copies apographiques en ont été faites, B et V, qui sont parvenues jusqu’à nos jours.
Le tableau suivant (stemma codicum), qui est une simplification d’un autre plus complexe établi par Tavani (1967b), représente les liens entre les différents chansonniers de la tradition manuscrite de la lyrique profane galaïco-portugaise.
 
  1. ^

    Sur le rôle politique important de la noblesse galicienne à cette époque, voir notamment López Carreira (2005).

  2. ^

    Des études récentes sur les documents relatifs aux auteurs les plus anciens des recueils de chansons ont mis en évidence certaines circonstances géographiques, politiques, sociales et familiales qui se combinent pour situer les premières manifestations de la lyrique galaïco-portugaise dans la curie galaïco-léonaise de ces deux rois. Leur vocation galicienne dans la politique et la culture serait le résultat, notamment, de l’influence de la famille Traba sur la couronne. Les liens de parenté établis entre cette famille comtale et d’autres familles nobles catalanes-provençales ont été le principal canal par lequel la nouvelle poétique occitane se répandit initialement dans l’ouest de la Péninsule. Sans compter que la plupart des troubadours les plus âgés avaient un lien familial ou social avec les Traba. Voir Souto Cabo (2012).

  3. ^

    Il s’agit du célèbre descort Eras quan vey verdeyar. (Voir Riquier (1983: 840-842).

  4. ^

    Une étude spécifique sur ce genre peut être consultée dans Beltrán (1995) ; voir également Tavani (1983 : 104-134).

  5. ^

    Pour une étude des poétiques individuelles présentes dans la tradition, voir Arbor Aldea (2009).

  6. ^

    Une monographie spécifique sur ce genre peut être consultée dans Brea & Pilar Lorenzo Gradín (1998). Voir également Tavani (1986 : 135-171) et Lorenzo Gradín (1992).

  7. ^

    Une étude spécifique sur les cantigas satiriques peut être consultée dans Lanciani & Tavani (1995) ; et également dans Tavani (1986 : 171-198).

  8. ^

    Sur ces genres sous-représentés, voir Tavani (1986 : 198-226).

  9. ^

    Le grand travail de base sur cette question, malgré les nuances ultérieures nécessaires, se trouve également dans Tavani (1967a).

  10. ^

    Le sujet de la construction de la tradition manuscrite est extrêmement complexe et a donné lieu à une vaste bibliographie. Une étude importante peut être consultée dans Oliveira (1994) et un résumé rigoureux de la question dans Gonçalves (1993). Tous deux font référence aux études antérieures les plus importantes en la matière.